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La ferme Nussbaumer

L’histoire de l’ancienne maison de la famille Nussbaumer à Petit-Landau est étroitement liée à celle du Jaegerhof, une demeure forestière située à une cinquantaine de mètres à l’est. Cette dernière a été construite au dix-huitième siècle, en 1732, à l’emplacement de l’ancien moulin de Niffer/Petit-Landau, détruit par un incendie en 1869. Ce moulin aurait été une survivance ou d’une résurgence de Butenheim, le village de légende, déplacé vers l’ouest au quinzième siècle, à l’emplacement du hameau de St-Martin.

Le Jaegerhof fut la demeure du général comte, Jean Rapp, fidèle lieutenant de l’empereur Napoléon 1er.  Il y passa les dernières années de sa vie, avant de mourir le 8 novembre 1821 à Rheinweiler, le village badois d’origine de son épouse, la baronne de Rotberg. Cette dernière lui avait donné un fils qui naquit à Petit-Landau en 1816.

La demeure a été rachetée par l’arrière-grand-père de Martin Nussbaumer, venu de Mümliswil, dans le canton de Soleure, en Suisse. Il appartenait à une branche de la famille Nussbaumer partie d’Autriche au seizième siècle.

 

Puis le Jaegerhof a été repris par son petit-fils Charles Nussbaumer, de Petit-Landau. Ce dernier avait épousé Magdalena Dosenbach, originaire de Rheinweiler, en pays de Bade. Le couple a donné le jour à sept enfants, trois filles et quatre fils, dont Martin, né le 19 juillet 1887. Le plus jeune, Joseph, est devenu cultivateur et a continué à vivre au Jaegerhof avec sa sœur Marie. Les autres frères étaient gardes-chasse.

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Martin Nussbaumer : la tradition de la chasse

Martin, assuma la fonction de chef garde-chasse pour la société suisse Hoffmann-Laroche. Il gardait la chasse sur le ban de cinq communes situées en Allemagne, jusqu’en 1914.

Pour s’y rendre, il devait traverser le fleuve en barque, car à l’époque il n’y avait pas de pont à proximité. En 1914, il fut enrôlé dans l’armée allemande pour la Grande Guerre.

Il fut l’ordonnance d’un officier en poste à Postdam. Martin rentra à Petit-Landau en 1918. Il était alors propriétaire de 25 hectares de forêt à Petit-Landau. Il avait le droit de chasse sur ses terres selon la loi française, ce qui n’était pas le cas du côté allemand.

 

En 1922, Martin épousa Eugénie Muller, née le 5 mai 1896 à Petit-Landau. En 1923, le couple a fait construire sa maison à proximité du Jaegerhof. C’est  l’entreprise Alfred Heitz de Petit-Landau qui se chargea de l’ensemble des travaux. Peu après, trois enfants naissent dans la nouvelle ferme du Jaegerhof : Madeleine le 9 février 1925, Jean le 15 février 1928 et Suzanne le 5 juin 1930.

Habiter à l’écart des agglomérations avait des avantages mais présentait également quelques inconvénients, notamment pour les enfants. « Nous nous sentions coupés de la vie au village et de leurs camarades, se souvient Jean Nussbaumer, près de huit décennies plus tard. L’école était à plus de vingt minutes de marche de la maison. » Les trois enfants effectuaient le chemin par tout temps à travers les champs. En hiver, d’épaisses couches de neige effaçaient le chemin et il était malaisé de se repérer dans le paysage.

L’exode puis l’occupation

Mais tout cela n’était rien, comparé à l’épreuve de la guerre. Pour la famille Nussbaumer, elle débuta en octobre 1939. Il était 23 heures et tout le monde était couché, lorsque l’ordre d’évacuation immédiate leur parvint : « il faut partir sur le champ ! » Il leur fallait tout quitter, avec un minimum de bagages, pour se réfugier dans les Landes. Chacun avait droit à trente kilos d’effets personnels, pas un gramme de plus.

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Les quarante premiers kilomètres furent effectués à vélo. La famille passa la nuit dans une grange, chez des paysans, sur la paille… Sur la paille : un présage? Toujours est-il que le lendemain, ils prirent le train pour les Landes. Il s’agissait d’un train à bestiaux… Pendant le voyage, ils pleurèrent leurs biens, abandonnés à leur sort, avec les animaux de ferme et de compagnie : deux cochons, les chiens de chasse, lapins, oies, poules, etc. Une commission communale est passée à la ferme peu après le départ de la famille pour déménager les animaux et le matériel dans des cars venus de Mulhouse.

 

Parvenus dans les Landes, la famille Nussbaumer s’installa à Bayonne. Le frère du locataire de chasse de Petit-Landau y possédait une entreprise et la famille a pu se loger dans une maison de l’usine. En contrepartie, Martin a dû y travailler. Un labeur dur et éreintant, qui consistait à remplir des sacs de chaux. Lui l’homme de la nature, habitué à ne respirer que de l’air pur, confiné dans une usine, à manipuler des produits toxiques ! « On n’y voyait pas à cinquante centimètres dans cette atmosphère saturée d’une poudre blanche qui agressait les yeux, le nez, les poumons », se souvient Jean. Et qui devait arriver arriva : Martin tomba malade, malade à mourir ! La famille s’était presque résignée à sa fin prochaine, lorsque miraculeusement, il s’en est sorti ! Finalement, la famille a pu prendre le chemin du retour en automne 1940, vers l’Alsace occupée. Ce qui aurait pu représenter un soulagement se transforma en écœurement lorsqu’ils découvrent l’état de leur demeure. La maison avait été saccagée : tous les meubles brûlés, à l’instar des portes. Il fallait recommencer à zéro ! Une commission est passée faire un constat qui ne consola personne. « Il faut que vous preniez une vache ! », décrétèrent-ils, en application des directives des autorités allemandes. Peu après, le ruminant est arrivé du Danemark et a pris place dans l’étable aménagée. Entre temps, la famille avait repris le travail dans les champs. A l‘époque, les Nussbaumer cultivaient une superficie d’environ cinq hectares de terres. Ils y cultivaient notamment des asperges et des vignes hybrides Chasselas, Seibel, Muscat). Jean se rappelle qu’en ce temps-là, les jeunes buvaient du rouge. « Ça donne de la force ! », affirmaient les anciens. Leurs vignes survécurent à la guerre, mais elles produisaient un vin de qualité médiocre, voire imbuvable pour certains. Néanmoins, en 1947, année exceptionnelle, le vin blanc fut de bonne qualité et la quantité atteignit 1200 litres !

La cachette secrète de Jean

La vie à la ferme se poursuivit tant bien que mal pendant l’occupation. Au début de la guerre, Jean avait 11 ans mais les années passant, il atteignit peu à peu un âge critique : celui du recrutement. Plus précisément, celui du recrutement de force des jeunes appelés alsaciens dans la Wehrmacht. En 1944, les Alliés commençaient à bousculer l’hégémonie germanique en Europe et l’Allemagne avait besoin de toutes ses forces pour défendre son empire. Chaque adolescent devenait un soldat potentiel.

Les alliés s’approchèrent et pendant trois longs mois, la ligne de front avant stagna à Petit-Landau. Les officiers du « Stab » s’étaient installés dans la ferme familiale. Jean vivait caché  Il dormait dans une cachette secrète, aménagée à la cave, derrière des futs de vin. Tous les matins, dès l’aube, il partait dans la forêt avec son fusil de chasse. Et le soir tombé, il rejoignait discrètement sa cachette. Comme une sentinelle était postée devant la maison, Martin lui faisait des signes pour lui indiquer quand la voie était libre. Parfois, depuis sa planque, Jean se trouvait à moins de deux mètres des Allemands descendus à la cave pour boire le vin. Il les entendait nettement parler et même respirer ! Cette situation a duré trois mois. Trois longs mois à frôler le danger quotidiennement ! Finalement, les Allemands se retirèrent de la ferme. Mais le danger n’était pas écarté pour 

autant…

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le défi

Les souris blanches à moto

En effet, en été 1944, deux Allemands de la Feldgendarmerie de Freiburg passèrent à Petit-landau. Se déplaçant à moto, ces hommes habillés en blanc étaient surnommés « die weisse Mäuse » (les souris blanches). Partout en Alsace, on s’en méfiait comme de la peste. Car ils veillaient avec autant de zèle que de cruauté à l’application la plus stricte des lois nazies. Par exemple, il ne fallait surtout pas se faire prendre à travailler le premier mai ! Les deux militaires se rendirent chez le maire du village. Leur ordre de mission concernait la classe 1928, dont l’armée demandait l’incorporation en vue du service militaire. Fort d’un inébranlable esprit patriote, le maire envoya paitre les « souris blanches ». Mais tapie dans l’ombre de la traitrise, une personne du village était tournée vers un autre idéal, sous forme de croix gammée celui-là. Cette jeune femme de Petit-Landau faisait partie des bundesdeutsche Mädel, des volontaires qui faisaient marcher les autres au pas en exécutant le salut hitlérien[1]. Elle révèla aux Allemands les noms des jeunes restés au village (trois autres avaient fui pour échapper à la Wehrmacht et s’étaient engagés dans la première armée française venue jusqu’au Rhin, derrière le Canal de Huningue). Parmi les noms cités, celui de Jean Nussbaumer.

 

Et l’inéluctable se produisit : la Feldgendarmerie passa à la ferme afin de recruter Jean, âgé alors de seize ans. En père protecteur et autoritaire, Martin leur affirma que son fils n’était pas là. La Feldgendarmerie promit de revenir le mercredi suivant et que le jeune Alsacien avait tout intérêt à être présent, car ils avaient l’intention de l’emmener en Allemagne pour qu’il y effectue son service militaire. Mais en 1944, le service militaire, c’était la guerre ! Et très probablement le front russe… Pour la famille, le drame menaçait. Comment échapper à l’incorporation de force ? Martin se creusa la tête, en quête d’une stratégie salvatrice. Soudain, il eut une idée ! Mais elle n’était pas sans risque pour la santé de Jean. Cependant, l’enjeu en valait la peine : le front russe, c’était encore bien plus malsain…

Les démons du seigle

Guidé par l’instinct de survie et des souvenirs ancestraux, Martin se lança dans une drôle de cuisine… Il mit de la paille d’avoine à bouillir, puis il en tira un jus aux propriétés très particulières… Peu avant midi, Martin en fit boire deux à trois verres à son fils. L’adolescent fut aussitôt pris de frissons et de malaises. Il se recroquevilla derrière le Kachelkofen en tremblant comme une feuille.

L’ergot de seigle commençait à faire son effet… Il faut savoir que ce composant fut autrefois responsable d’une maladie, l’ergotisme, appelée au Moyen Âge « mal des Ardents » ou « feu de Saint-Antoine ». A l’époque, elle provenait de la présence d’ergot dans le seigle utilisé dans la fabrication du pain. Cette maladie, qui dura jusqu’au XVIIe siècle, se présentait sous forme d’hallucinations passagères, suivie de la perte de sensibilité des extrémités des différents membres, comme les bouts des doigts. À cette époque, il était communément admis que ces personnes étaient des victimes de sorcellerie ou de démons. Les démons du seigle au secours de Jean ? La partie n’était pas gagnée d’avance. Les Allemands en avaient démonté des stratégies pour échapper à l’incorporation de force !

 

Sauvé par les bombes !

 

La Feldgendarmerie passa comme prévu. Lorsqu’ils constatèrent l’état de Jean, ils annoncèrent qu’ils allaient revenir avec le médecin militaire pour un examen. C’était à craindre… Cette fois, pas moyen d’y échapper, le médecin s’apercevra de la supercherie et la famille risque de terribles sanctions, dit Martin, de plus en plus inquiet pour les siens. Que faire ? Comment échapper à cette terrible menace ? Le garde-chasse et son épouse Eugénie ne voyaient pas comment ils pourraient se soustraire aux représailles des militaires allemands et ils se préparèrent au pire. Heureusement, le Ciel veillait sur la famille et il chargea le destin de les épargner. Un destin sous forme de bombardement. En effet, les alliés eurent la bonne idée de pilonner et détruire le pont de Chalampé un peu plus tard, empêchant ainsi les Allemands de repasser le Rhin. Sauvé par les bombes ! Petit-Landau fut libéré par la première Armée française en février 1945. Mais pour la famille Nussbaumer, tout n’était pas terminé. Loin de là. Car elle fut contrainte de quitter la maison une deuxième fois, alors que le village, lui, ne fut pas évacué. Les autorités de l’époque considéreraient que la maison était trop proche de l’Allemagne, ce qui aurait pu être fatal à ses habitants. D’ailleurs, des avions mouchards envoyaient des obus fusants qui explosaient au-dessus du sol non loin de la ferme. Beaucoup de paysans dans les champs en furent victime. Contrariée par ce nouvel exode forcé, la famille trouva refuge à Mulhouse chez des amis, avant de trouver un logement à Hausgauen dans le Sundgau pour y attendre la fin de la guerre en sécurité.

 

54 mines autour de la ferme !Jean fut le premier à renter à la ferme familiale à l’annonce de la fin de la guerre, en mars 1945.  Il prit son vélo et rentra seul à Petit-Landau. Il trouva une maison vide ; les meubles avaient à nouveau disparu, les portes avaient été arrachées pour construire des casemates ; au premier étage, le sol était jonché d’excréments, l’œuvre des soldats français… Autour de la maison, les environs étaient truffés de munitions, d’armes, un vrai chaos. Mais un chaos très dangereux, car outre les barbelés et les trous d’obus, le sol était truffé de mines ! Pas moins de cinquante-quatre! Des mines de fabrication américaines, qui bondissaient puis explosaient à cinquante centimètres au-dessus du sol, histoire de sectionner les jambes de l’ennemi. Pas effrayé, Jean les fit toutes sauter, une après l’autre, à l’aide d’un système rudimentaire mais ingénieux, un câble téléphonique. Ignorant le danger, il plantait un piquet, y attachait le câble enroulé autour du fil de la mine et allait s’abriter derrière un arbre à une quarantaine de mètres. Il tirait un coup sec sur le fil et la mine montait en l’air puis explosait. Les éclats de mitraille volaient autour de lui et pénétraient le bois des arbres. Une fois l’opération achevée, Jean remblaya les trous d’obus autour de la ferme et du Jaegerhof. !

 

Une dure journée pour Jean… 

Finalement, la vie a repris son cours à la ferme. Les autorités françaises décrétèrent à leur tour la présence d’une vache. Le bovin arriva de Montbéliard, cette fois. Quelques temps plus tard, un démineur se présenta au Jaegerhof. Lorsque Jean lui avoua avoir fait sauter toutes les mines, l’homme explosa et le houspilla vertement. « Mais personne n’est venu quand nous sommes rentrés ! », rétorqua Jean. Le démineur fut contraint d’accepter les faits. Mais il sauta sur l’occasion pour solliciter la coopération de Jean : « Vous qui savez tout, je dois neutraliser les mines dans la forêt et au bord du Rhin, est-ce que vous pourriez me guider ? ». Jean accepta de l’accompagner. Il connaissait chaque recoin et apporta une aide précieuse au démineur. Ce dernier avait sous ses ordres une équipe de prisonniers allemands et de secouristes. Le groupe avançait à pas prudents sur le terrain miné. Soudain, juste devant Jean, un des prisonniers sauta sur une mine. Il a été amputé plus tard dans d’horribles souffrances. Un de ses amis prisonniers sous le choc s’est mis à pleurer. grâce à un réflexe salvateur

 

La création du verger  

               

La vie put enfin reprendre ses droits et plus aucune guerre ni incendie ne vint troubler l’existence de la famille Nussbaumer. Leurs ressources provenaient de la chasse, des cultures potagères et du fermage. Car la famille possédait deux vaches et un taureau. Un animal avec qui Jean aimait s’amuser en le menant par l’anneau de son museau, à la plus grande frayeur de sa maman Eugénie. Une fois le taureau vendu, Jean décida de transformer son pré en verger et y planta de nombreux arbres fruitiers en 1948-49, juste avant de partir pour effectuer son service militaire au Maroc.

 

Auparavant, Martin Nussbaumer fut contraint de céder 25 hectares de terrain, essentiellement des forêts, à l’état français pour la continuation du Grand Canal d’Alsace vers Ottmarsheim, où une nouvelle centrale hydroélectrique, la deuxième après Kembs, devait être construite. Hélas, le dédommagement financier ne fut pas à la hauteur de la valeur des terrains…

 

 

De nouveaux propriétaires

Martin décéda en 1974, à l’âge de 87 ans. Son épouse Eugénie le suivit 12 ans plus tard. La ferme avait été vendue à la famille Münzer, antiquaires à Bâle, quelques années après la mort de Martin. Les Münzer s’y installèrent et rénovèrent l’ensemble des bâtiments. Leur fils Martin fit l’acquisition du Jaegerhof. Lorsque les Münzer décédèrent, la ferme fut remise en vente. Mariette Küng et Werner Laube l’achetèrent en 2008. Infatigables travailleurs, ils ont su rendre tout son éclat à cette demeure chargée d’histoire.

Texte par JeanLuc Nussbaumer.

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